samedi 12 mars 2011

Monsieur le Ministre



- Mais qu’est il arrivé au Vice Ministre, qui a disparu si..soudainement, Mr le Ministre ?

-La vengeance populaire? Un suicide? Sans doute l'un, ou l'autre. Nous ne saurons probablement jamais. Les gens de ce quartier de Martissant, Port au Prince, étaient très décus de l’absence d’eau. Il avait promis cette pompe. Sans parler de sa mauvaise gestion de la crise du choléra, par ailleurs...Nous autres, Mister Philip, nous savons nous débarrasser de nos tyrans et de nos tricheurs. N'est-ce-pas Mr Herman? Expliquez à votre ami un peu comment nous fonctionnons dans ce pays, avec les dirigeants qui ont failli...
Et de partir sur un rire gras, que j'interprétai (sans doute à tort, car nous n'en n'étions pas l'objet), comme bien trop lourd de menaces.

-Mais la pompe à eau va fonctionner maintenant, demanda, toujours très pragmatique, décidémment, ce freshman, nouveau débarqué, de Mr Philip ?

-Ce sera l’un de mes premiers soucis, je vous l'assure.
D’un geste de la main, il désigna les dossiers qui étaient derrière lui.
-Mais comme vous le voyez, j’ai beaucoup d’affaires.

Je remarquai que les agrafes d’acier qui attachaient ses affaires avaient été couvertes d’une rouille par une succession de saisons des pluies : une affaire prenait définitivement longtemps à se régler en Haiti.

Il alignait toute une rangée de petites croix sur sa feuille : rien que des signes plus.
Plus. Plus.

- Vous diposez de gros capitaux, j’en suis sur, poursuiva-t-il, Mr Philipp.
- J’ai pensé à une association mutuelle avec le gouvernement, pour ce centre, oui.
- Naturellement, vous comprenez, Mr Philip, que nous ne sommes pas un état socialiste. Nous croyons à la libre entreprise. Le travail de construction serait mis en adjudication. J'imagine que votre ami, mon cher Herman, ici présent, vous avait déja évoqué cette possibilité. Car ainsi sont les procédures. N'est ce pas, Mr Herman?
-Euf, enfin...
- En tout cas, ce sera donc parfaitement dans les règles...Donc cela nous convient, m'interrompit Mr Philipp.

- Il va de soi que le gouvernement déciderait, en dernier ressort, entre les adjudicataires. Ce n’est pas une simple question de l’offre la plus basse. Il faut considérer…beaucoup de paramètres. Et naturellement les questions sanitaires prennent la première place. Pour cette raison, je pense que votre projet doit dépendre avant tout du Ministère de la santé publique.
- Magnifique, je traiterai donc avec vous.
- Plus tard nous discuterions bien entendu avec les finances. Et le Plan. Et les mairies, et CASEC. Et les douanes. La responsabilité des importations lui incombant, comme de bien entendu.

- Il n'y a pas de taxes sur les projets humanitaires de ce type, j'imagine, Mr le ministre? ?
- Quelques broutilles, Mr Philip, oui, car rien n'est gratuit en ce bas monde, isn't it? Et c'est bien votre pays qui me l'a enseigné. t je lui dois beaucoup. Nous parlerons de cela plus tard, si vous le voulez bien. Il y a d abord la question du terrain ; et de son prix.
- Le gouvernement est disposé à faire un don ? Considérant notre investissement en main d œuvre, l'utilité de ce Centre pour le Bien Public, ou Common Good comme on dit chez nous...
- La terre n’appartient pas au gouvernement mais au peuple, Mr, dit le ministre sur un ton d’indulgent reproche. Tout de même, vous constaterez que rien n’est impossible dans notre pays, malgré tous ses problèmes dus surtout à une catastrophe naturelle majeure. D'ailleurs, vous verrez bien les japonais, ils auront les mêmes difficultés très bientot, vous verrez, s'égara-t-il un instant, dans une de ces analogies foireuses sont les ministres haitiens sont friands...Je suggérerai, en tout cas, un apport de capitaux pour l’emplacement équivalent au cout de la construction.
- Mais ce serait absurde, les deux n’ont aucun rapport.
- Remboursable, bien sur, à la fin des travaux.
- Cela signifie que l’emplacement serait gratuit, au final ?
- Entièrement gratuit.
- Alors je ne vois pas à quoi sert cet apport de capitaux.

Je commençai alors à ma diluer dans mon siège, à m'évaporer littéralement, par fatigue, agacement et rage d'assister une fois de plus à ce type de hold up insitutionnel, en douceur, de la part de l'ancien premier ministre...Lui qui roule dans un hummer dernier cri, malgré que celui ci passa péniblement les rues encombrées de débris post-séisme de la capitale...

-Cet apport sert à protéger les ouvriers, Mr, voyez-vous. Beaucoup de projets étrangers ont connu une fin soudaine et le travailleur haitien n’a rien trouvé dans son enveloppe le jour de la paye. Accident tragique pour une famille pauvre, rendez-vous compte. Et comme vous, les pauvres sont notre priorité ! Nous avons beaucoup de pauvres, comme vous le savez. Cela compte...

- Alors, que diriez-vous d'une garantie bancaire ?, osais-je, souhaitant secourir ce Mr Philip, lui qui m'avait demandé mon entremise pour obtenir ce rendez-vous, rien de plus...Mais que je ne pouvais pas abandonner aux Pirates de Caraïbes de cette façon...Sans donner un peu le change, au moins, une sorte de mini baroud, pour la forme, car nous savons bien comment tout cela finit...

- Le Paiment Comptant est une notion meilleure. Le dollar a connu des variations, pas notre monnaie, La Gourde. Ce sera bien. En gourdes.
- Il faut que j écrive à mon comité aux US, mon Board of directors et...
- Ecrivez donc, et dites leur que nous accueillons tous les projets progressistes.Et le gouvernement fera tout ce qu’il pourra.

Il se leva de son siège en cuir véritable pour signifier que l’interview était terminée, et le large sourire que je qualifierai plus tard de carnassier montrait qu’il espérait que cette rencontre serait profitable aux deux parties.
Expert redoutable de ces choses là, il passa même ses bras autour de Mr Philip, ce collègue d'une importante agence US, d'une rare candeur, pour bien montrer qu’ils étaient associés dans la grande œuvre du progrès.

- Et l’emplacement, essaya-t-il?
- Il y en a plein, no worry... Pagen pwoblem. Tabarre, Carrefour, Corail, plein.

Dans le 4x4 officiel, Mr Philipp, s'adressant à moi en anglais:
-Merci Herman, pour ce rendez vous. Cela faisait 4 mois que...Merci. Il a l’air très intéressé. I am very satisfied, excellent meeting!
-Je me méfierais juste, à votre place, à propos de cet apport de capitaux. Si je puis me permettre...
-Mais, il est remboursable!
-Oui, une fois les travaux finis. Ce qui, ici, n'est pas une mince affaire...
-Do not worry, you frenchy man. I feel it. I think we get it. He is a nice man, I trust his background...He is one of ours, tout ira bien.

De retour dans mon bureau, avachi, je pensai à ce livre de Graham Greene, les Comédiens, sur l'Haiti duvallieriste.
Nous devenons tous des comédiens, dans cette capitale de l'aide internationale.
Et j'eus soudain une grosse, terrible, impitoyable envie de me prendre une grosse reculade alcoolisée dans un de ces bars a gringos de PAP, et de rejoindre la cohorte des jeunes et moins jeunes humanitaires qui sommes là, tous, à notre corps défendant, à tenir à bout de bras et engraisser, là, cette oligarchie rance et redoutable qui préside aux destinées de ce beau, fier et attachant pays chéwi d'Ayiti...

Clin d'oeil adapté des Comédiens...