dimanche 24 avril 2011

La défroque



C'est pas parce qu'on passe ses jours fériés de "Semaine sainte" chez le "moderne", dit-on, voisin dominicain, en bon ONGien/MINUSTAH de base, au milieu des vapeurs de mojitos et des déhanchés audacieux de merengue, qu'on peut pas continuer à lire du bon gras, du bon gros auteur haïtien du 20ème siècle.
Price Mars, même, qu'il s'appelle, le grand bonhomme.
Et en 1927, il tenait peu ou prou ce fuckin language...

"Par un paradoxe déconcertant, ce peuple qui a eu, sinon la plus belle, au moins la plus atachante, la plus émouvante histoire du monde-celle de la transplantation d’une race humaine sur un sol étranger dans les pires conditions biologiques- ce peuple éprouve une gêne à peine dissimulée, voire quelque honte, à entendre parler de son passé lointain. C’est que ceux qui ont été pendant quatre siècles les partisans de la servitude noire parce qu’ils avaient à leur service la force et la science, ont magnifié l’aventure en contant que les nègres étaient des rebuts de l’humanité, sans histoire, sans morale, sans religion, auxquels il fallait infuser n’importe comment de nouvelles valeurs morales, une nouvelle investiture humaine.
Et lorsque à la faveur des crises de transmutation que suscita la Révolution française, la communauté d’esclaves de Saint Domingue s’insurgea en réclamant des titres que personnes jusque là ne songeait à lui reconnaître, le succès de ses revendications fut pour elle tout à la fois un embarras et une surprise –embarras inavoué d’ailleurs, du choix d’une discipline sociale, surprise d’adaptation d’un troupeau hétérogène à la vie stable du travail libre.
Evidemment le parti le plus simple pour les révolutionnaires en mal de cohésion nationale était de copier le seul modèle qui s’offrit à leur intelligence. Donc, tant bien que mal, ils insérèrent le nouveau groupement dans le cadre disloqué de la société blanche dispersée, et, ce fut ainsi que la communauté nègre d’Haiti revêtit la défroque de la civilisation occidentale au lendemain de 1804. Dès lors, avec une constance qu’aucun échec, aucun sarcasme, aucune perturbation n’a pu fléchir, elle s’évertua à réaliser ce qu’elle crût être son destin supérieur en modelant sa pensée et ses sentiments, à se rapprocher de son ancienne métropole, à lui ressembler, à s’identifier à elle. Tâche absurde et grandiose ! Tâche difficile, s’il en fût jamais !
Mais c’est bien cette curieuse démarche que la métaphysique de M de Gaultier appelle un bovarysme collectif, c'est-à-dire la faculté que s’attribue une société de se concevoir autre qu’elle n’est"…

dimanche 3 avril 2011

Les Haitiens sont des Africains (ou pas)



Jusqu’ici, chaque fois qu’il s’est agi de tenter de justifier rationnellement ce vif sentiment d’altérité culturelle donné par Haïti, on a régulièrement fait appel à l’Afrique. Apparemment non sans raison, d’ailleurs, l’aspect physique des haïtiens favorisant à coup sur ce type de rapprochement : deux noirs faisant des choses différentes ne se ressemblent ils pas suffisamment en tant que noirs, pour que des esprits imprécis ou chimériques puissent être amenés à transférer sur ce qu’ils font la similitude de ce qu’ils sont, au point de conclure de bonne foi qu’ils sont deux choses identiques ?

Florilèges es MINUSTAH, et pas des militaires hein, plutot des civils grassement payés pour..."aider" le pays, glané ces derniers mois:
"Bwana is bwana, non, après tout?"
"Me rappellent la nonchalance et désorganisation africaine...Exactement pareils...Je sais qu'on a pas le droit de parler de races avec les UN, universalité et tout le bla bla...mais quand même, c'est frappant..."
"Quand on voit ce que fait la République dominicaine, juste à coté...La propreté, les malls et tout, on se dit que bon, ils ont pas eu le même héritage ces peuples, ni le même...Bon, ils viennent d'Afrique quoi".

Oui, je sais, les bras m'en tombent à chaque fois.

Allez, oui, c'est tout pareil. Ayiti= Africa...

De plus, le rapprochement n’est pas que visuel : nul n’ignore en effet que les ancêtres des haïtiens ont réellement été amenés d’Afrique. Il s’ensuit que si l’on n’est pas trop scrupuleux sur l’utilisation de l’argumentation historique, et si de surcroit l’on entretient de la culture une conception essentiellement conservatrice et défensive (ce qui est le cas de beaucoup d’ethnologues, qui aiment voir la culture comme un capital dont l’histoire arracherait méchamment des lambeaux à ceux qui la détiennent), nombreux sont ainsi ceux qui se sont laissés entrainer à soutenir qu’au terme d’une histoire qui ne fut pas, particulièrement tendre à leur égard, les haïtiens se caractériseraient par le fait qu’ils seraient parvenus à conserver envers et contre tous, un certain nombre d’éléments de cette culture africaine, à laquelle s’accrocherait leur « identité ».

Et chacun de faire état, en guise d’arguments, de quelques dizaines de « survivances », souvent improuvables, quelques fois improbables, et toujours d’ordre purement anecdotique ou lexical, afin de fonder sa conviction de l’africanité fondamentale de la culture haïtienne. L’ennui c’est que l’africaniste, et a fortiori l’africain, qui considère Haïti avec l’œil du comparatiste, n’y retrouve jamais l’Afrique, si ce n’est dans des traits d’une généralité telle qu’ils pourraient s’appliquer tout aussi bien à toute autre partie du monde.

Ainsi, à moins de considérer par exemple que la danse, la transe, les tambours, la sorcellerie et l’organisation lignagère appartiendrait en propre à l’Afrique – et donc qu’il conviendrait de voir de l’africanité chaque fois qu’on les rencontre quelque part : comme en Sibérie par exemple) , il faut bien se rendre à l’évidence : Haïti n’est reconnaissable en tant qu’africaine que par l’origine physique de sa population.

Si l’on considère ce que fit réellement leur trajet historique, il n’y a pourtant rien d’étonnant à ce que les africains transplantés il y a deux siècles soient devenus aujourd’hui étrangers aux cultures africaines. En effet sur le plan culturel tout fut fait, à l’époque de la traite et de l’esclavage, afin de déboussoler culturellement les malheureux qu’on amenait du continent noir. De la part de ceux qui en prenaient l’initiative, cette entreprise de destruction culturelle répondait à des intentions d’efficacité et de sécurité ; et leur action rencontra d’autant moins de résistance dans le monde des esclaves qu’essentiellement fondées sur le lignage-donc sur la référence à un sol autant et en même temps qu’à un univers parental- les cultures africaines particulières étaient mal faites pour survivre à l’exil, et aux brassages de populations que pratiquaient systématiquement les négociants et les planteurs.
Si bien qu’intentionnellement « dégrammaticalisé » sur le plan linguistique aussi bien que social, l esclave venu d’Afrique-appelé bossale une fois arrivé à Haïti-ne disposait donc plus, pour communiquer avec ses compagnons d’infortune, que des moyens offerts par la seule langue du maitre, et par l’organisation même du système de traite et de plantation. parachevait ceci le fait que le statut de l’esclave créole (né à la colonie, baptisé, parlant la langue du maitre, et s’intéressant déjà aux moyens de son affranchissement) constituait le point oméga de l’ univers de l’esclave. A cet égard, le mépris que l’esclave créole manifestait envers le bossale enseignait clairement à ce dernier que la conservation de conduites culturelles africaines était ce qu’il y avait de plus contre indiqué non seulement pour sa survie immédiate et pour sa bonne adaptation dans le système de plantation mais aussi, sur le long terme, pour ses espérances de mobilité sociale à l’intérieur de la société esclavagiste.